Emilie Robert1,2, Isidore Sieleunou1,3, Kadidiatou Kadio1,4, Oumar Mallé Samb5
1 Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CR-CHUM), Canada
2 Sherpa, Centre de recherche du CSSS de la Montagne, Montréal, Canada
3 Research for Development International, Yaoundé, Cameroun
4 Institut de Recherche en Science de la Santé (IRSS), Ouagadougou, Burkina Faso
5 Institut de santé et développement de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal
Chaque langue voit le monde d’une manière différente.
Federico FELLINI
Bien que le français soit une langue officielle dans la moitié des pays d’Afrique subsaharienne, la francophonie est sous-représentée dans le nouveau mouvement de la recherche sur les politiques et systèmes de santé (RPSS). Au 3e symposium sur la recherche sur les systèmes de santé , seulement 9% des participants venaient d’un pays dont le français est l’une des langues officielles, la moitié étant issue du Canada, de la Suisse et de la Belgique. Parmi les 696 participants issus de l’Afrique, seulement 8% venaient d’un pays francophone. Cette sous-représentation se remarque également au sein des comités éditoriaux des revues qui s’intéressent à la RPSS (p. ex. Health Policy and Planning, Health Research Policy and Systems, BMC Health Services Research) où les chercheurs d’institutions francophones sont rares.
La RPSS est en effet dominée par l’anglais, lingua franca du milieu académique. Le pouvoir économique des pays anglo-saxons, notamment les États-Unis et l’Angleterre, leur histoire coloniale, et la réputation internationale de leurs universités expliquent cette domination linguistique. Si la langue anglaise n’est que la troisième langue la plus parlée dans le monde, elle est toutefois celle qui est utilisée dans le plus grand nombre de pays. Il n’est donc guère étonnant qu’elle soit au cœur de la transmission des savoirs.
Dans la RPSS, cette hégémonie linguistique présente deux défis pour les chercheurs francophones. Le premier est celui de l’accès aux savoirs: lire la littérature scientifique anglophone ou assister à des conférences internationales dans cette langue nécessite un niveau de maîtrise de l’anglais que nous n’avons pas tous. Le second est la diffusion de nos recherches à l’échelle internationale, que ce soit par la publication d’articles dans des revues avec facteurs d’impact, ou par la participation à des conférences internationales. Ces démarches, nécessaires à l’avancement de nos carrières, requièrent là encore une très bonne maîtrise de l’anglais.
Ces défis portent préjudice tant à l’expression des voix des chercheurs d’Afrique francophone qu’à l’avancement des connaissances scientifiques. En effet, si une langue porte sa propre vision du monde, comme le suggère le cinéaste Federico Fellini, il est urgent de créer des ponts linguistiques, à la manière de la transdisciplinarité, chère aux pionniers de la RPSS. En attendant, nous ne pouvons que témoigner des occasions manquées d’enrichir nos perspectives.
Ainsi, outre les difficultés d’accès aux rencontres scientifiques, le International Scientific Indexing présente un biais majeur en faveur de la littérature anglophone, limitant l’identification d’études en français. Par ailleurs, certaines revues de littérature en anglais excluent les articles sur la base du critère linguistique. Cette situation limite la portée des leçons transversales sur les enjeux communs qui touchent l’Afrique subsaharienne.
La préoccupation d’intégrer les chercheurs francophones est présente dans la RPSS. En témoignent les initiatives s’efforçant de favoriser l’accès à la recherche en anglais, comme la lettre de diffusion Politiques internationales de santé, et certaines revues scientifiques telles que Health Policy and Planning et le Bulletin de l’OMS qui traduisent les résumés des articles dans plusieurs langues. La diffusion et l’échange des connaissances en français sont également encouragés par plusieurs réseaux dont EVIPNet, certaines communautés de pratique de Harmonisation pour la santé en Afrique, et le blog Health Policy and Planning Debated qui permet la publication de billets en français. Au sein de Health System Global, le groupe de travail thématique SHaPeS a également mobilisé des volontaires pour traduire les comptes rendus de ses rencontres.
Ces initiatives sont à saluer et doivent être pérennisées. Toutefois, elles nous semblent insuffisantes. C’est pourquoi nous proposons les recommandations suivantes:
1) Favoriser l’accès à la recherche diffusée en anglais:
• Poursuivre la mobilisation de réseaux de volontaires pour traduire les résumés d’articles publiés en anglais;
• Poursuivre les efforts de traduction simultanée des sessions plénières dans les conférences internationales;
• Sous-titrer les films et rediffusions de conférences disponibles sur Internet.
2) Favoriser la diffusion de la recherche francophone sur les politiques et systèmes de santé:
• Utiliser le mot-clic #French4HSR sur Twitter pour faciliter le repérage et la diffusion de la recherche en français;
• Faciliter les présentations en français dans les conférences internationales, en favorisant l’utilisation de supports visuels en anglais, et ouvrir les comités scientifiques aux francophones pour permettre la sélection de résumés en français;
• Permettre la publication d’articles en français dans les revues de renommée internationale sur la RPSS, et ouvrir les comités scientifiques aux francophones pour la révision des articles en français;
• Offrir des bourses pour la traduction et la révision linguistique des articles scientifiques, billets de blog, et présentations à des conférences internationales, et encourager l’affectation d’une partie des budgets de recherche à la traduction.
3) Promouvoir la collaboration pour l’avancement des connaissances:
• Encourager et soutenir les collaborations bilingues dans les équipes de recherche;
• Favoriser la représentation francophone dans les instances de gouvernance de la RPSS, par exemple dans Health System Global, et encourager les initiatives bilingues, par exemple au sein des groupes thématiques de Health System Global, en offrant des espaces et des opportunités de diffusion;
• Recenser les initiatives en français, bilingues ou plurilingues, et les rendre disponibles.
Nous sommes réalistes: l’anglais est et restera la lingua franca académique, malgré les projections de croissance de la langue française. Nous espérons donc que les futures générations de chercheurs francophones maîtriseront – au moins mieux que nous – cette langue. En attendant, nous devons agir aujourd’hui pour favoriser le partage des connaissances dans les deux langues. Les défis auxquels font face les systèmes de santé des pays d’Afrique subsaharienne le commandent.