La suppression du paiement direct : en savons nous (vraiment) assez?

Valéry Ridde et Emilie Robert

«Je pense que la Banque était idéologique». Dans un entretien au Guardian début avril 2014 [i], le président de la Banque Mondiale surprit tout le monde en affirmant que son institution avait promu pendant des années le paiement direct au point de service sur la base d’une idéologie. On se rappellera que cette même organisation publiait en 1985 un rapport affirmant que “faire payer les usagers dans les centres de santé publics faciliterait l’accès des pauvres.” [ii]. En 2014, l’auteur principal revenait lui aussi sur ses propos en affirmant que le paiement direct était « une pratique qui en réalité impos[ait] un fardeau sur les malades et les personnes qui ont des besoins, un segment petit et vulnérable de la population » [iii]. Aujourd’hui, il semble donc se dégager un consensus international contre le paiement direct au point de service et en faveur de leur abolition [iv]. Les agences des Nations Unies, l’union européenne (2009) et l’Union Africaine (2010) l’avaient réclamée. La Banque Mondiale semble donc emboiter définitivement le pas.

L’évolution de ces idées [v], si elles ne sont pas encore totalement partagées par tous les acteurs de terrain [vi], s’explique en grande partie (mais pas uniquement) par l’accumulation des preuves scientifiques. Ainsi, la preuve du caractère injuste et non nécessaire du paiement direct, dont plusieurs articles de HPP ont fait écho (voir la synthèse de 1997 [vii]), a été faite. Depuis maintenant 10 ans, s’est aussi accumulée une série de données probantes sur les effets de l’abolition des paiements directs sur le recours aux services. Plusieurs synthèses ont été publiées dans HPP et ailleurs [viii] [ix]. L’article de McKinnon B. et al (2014) publié dans ce numéro de HPP s’inscrit dans ce processus d’accumulation de preuves [x]. Cette recherche est particulièrement intéressante car elle est une des rares à utiliser des données populationnelles. Elles confirment les effets bénéfiques de l’abolition des paiements directs pour le recours aux soins et la réduction de la mortalité néonatale, rejoignant les conclusions d’autres études au Niger [xi], au Burkina Faso [xii] et en Thaïlande [xiii] sur d’autres indicateurs de santé.

Malgré ces enseignements, cette étude nne permet pas de saisir les enjeux de la complexité d’une telle intervention, pourtant immenses [xiv]. Il ne s’agissait certes pas de l’objectif des auteurs. Pourtant, cela devrait devenir une priorité de la communauté scientifique. Alors que les connaissances quantitatives sur le recours aux services de santé s’accumulent, les recherches interdisciplinaires usant de méthodes mixtes, essentielles pour comprendre ces interventions complexes dans leur contexte [xv], en situation réelle, restent trop rares. Notre dernière recension sur le sujet montrait qu’une approche systémique manquait cruellement [xvi]. Et cela n’est pas impossible à réaliser, comme le montrent les travaux d’équipes de chercheurs au Burkina Faso, Mali, Niger, Zambie et d’autres qui devraient bientôt être partagés sur le Bénin et le Maroc.

La démonstration de l’efficacité de l’abolition du paiement direct ayant été faite, il faut désormais soutenir les décideurs en leur apportant des connaissances sur les démarches appropriées pour la financer, la mettre en œuvre, en améliorer l’équité, l’adapter au contexte et aux systèmes de santé, comprendre le rôle des acteurs sociaux, etc. Certains travaux sur ces sujets commencent à voir le jour [xvii], mais ils restent en nombre insuffisants. Les chercheurs et les organisations qui financent la recherche ne s’intéressent-ils pas à ces enjeux ? Comment expliquer par exemple que l’Alliance for Health Policy and Systems Research vient de lancer un appel pour mieux comprendre la mise en oeuvre de la stratégie de financement basé sur les résultats, ce qui est très pertinent, alors que cela n’a jamais été réalisé pour les interventions d’exemption du paiement direct ? Choix scientifique ou idéologique ?

La production de données probantes sur la complexité des interventions d’exemption du paiement des soins est indispensable pour soutenir la mise en œuvre de la couverture universelle réclamée en mars 2014 par l’OMS et l’Union Africaine [xviii] et attendue pour 2030 par tous les acteurs internationaux [xvix]. Il serait donc salutaire, et nécessaire, qu’une nouvelle génération de recherches centrées sur l’individu et préoccupées par la complexité de ces interventions se déploie. Appel aux jeunes chercheurs, voix émergentes [xx] et autres scientifiques qui s’inscrivent dans l’approche centrée sur l’individu ! Obtiendrons nous quelques éléments de réponses lors du troisième Global Symposium on Health Systems Research [xxi]?

Remerciements : Valéry Ridde est « Nouveau chercheur » des Instituts de Recherche en Santé du Canada (IRSC). Emilie Robert est stagiaire senior du Programme interuniversitaire de formation en recherche en santé mondiale (IRSC).

 


[xii] Johri M, Ridde V, Heinmueller R, Haddad S. User-fee elimination reduces maternal and child mortality: 1 year ex post impact evaluation and modelling study in Burkina Faso. Bulletin of World Health Organization, In Press. 2014.

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